Dinosaures : on a retrouvé leur sang
par Mary Schweitzer
Pour la science N°402, avril 2011
La préservation de matériaux organiques durant plusieurs dizaines de millions d'années passait pour impossible. Pourtant, les paléontologues en trouvent de plus en plus dans des os de dinosaures.
L'ESSENTIEL
On pensait que tous les composés organiques disparaissaient avec la fossilisation, et que seuls des restes minéralisés subsistaient.
Toutefois, de plus en plus d'indices montrent que des substances organiques peuvent, sous certaines conditions, se conserver durant plusieurs millions d'années.
Les restes de cellules sanguines et osseuses ainsi que des restes de griffes devraient nous renseigner sur l'évolution et la physiologie des dinosaures.
De petites boules rouges ! Quand un collègue me les montre sous le microscope, je refuse d'y croire. Ces minuscules objets se trouvent dans ce qui ressemble à un capillaire serpentant au milieu de la masse jaunâtre de l'os. Chacune est dotée d'un centre foncé (voir l'encadré pages 32 et 33). Un noyau cellulaire ? Je sais que, hormis les mammifères, tous les vertébrés - dont les dinosaures - ont des cellules sanguines à noyau. Ces petites sphères rouges dotées d'un centre sombre ressemblent donc à des globules rouges. Mais la lamelle d'os que nous venons de glisser sous l'objectif du microscope provient d'un Tyrannosaurus rex trouvé au Montana dans les Rocheuses. Or cet animal est mort il y a 67 millions d'années, et chacun sait que la matière organique ne résiste jamais autant de temps... Depuis plus de 300 ans, les paléontologues partent du principe que la taille et la forme des os sont les seuls indices livrés par les fossiles. On pensait qu'au cours de la fossilisation, les molécules organiques constituant les tissus mous étaient remplacées par des minéraux provenant du sol, et que seuls les minéraux des os subsistaient. Cette après-midi de 1992, ce que je voyais de mes propres yeux suggérait pourtant l'existence d'exceptions. Mais je me disais aussi que ces petites boules ressemblant à des globules rouges à noyau résultaient peut-être de quelque processus géologique inconnu. A l'époque, tout juste diplômée de l'Université d'État du Montana, je n'étais pas une paléontologue confirmée. Parce que je demandais l'avis de divers enseignants et thésards, Jack Horney, le conservateur du Département de paléontologie du Muséum des Rocheuses, à Bozeman, eut vent de mes petites sphères rouges. Il me pria d'y jeter lui-même un coup d'oeil, et je le vis alors, le front plissé par l'attention, regarder dans le microscope pendant ce qui me sembla des heures. Puis il me demanda ce que j'en pensais. Je lui répondis que ces structures avaient la taille, la forme et la couleur de globules rouges et qu'elles semblaient aussi être là où l'on trouve de telles cellules... C'est alors qu'il me lança le défi qui, aujourd'hui encore, inspire mes recherches : « Eh bien, prouvez-moi qu'il ne s'agit pas de cellules sanguines ! » Si je n'y parviens pas, il faudrait alors bien admettre que c'en sont.
Depuis, mes collègues et moi avons retrouvé dans plusieurs spécimens divers restes organiques: vaisseaux sanguins, cellules osseuses, fragments du tissu corné qui constituait les griffes, etc. La préservation de tissus mous au cours de la fossilisation est certes très rare, mais ce phénomène ne s'est pas non plus produit qu'une seule fois.
Ces découvertes contredisent les descriptions classiques de la fossilisation. En outre, elles ouvrent de nouvelles perspectives sur la biologie des animaux disparus. Par exemple, on a déduit de résidus organiques trouvés dans les ossements d'un autreTyrannosaurus rex qu'il s'agissait d'une femelle qui, juste avant de mourir, allait pondre. Et une protéine détectée dans des résidus fibreux retrouvés près d'un petit dinosaure carnivore exhumé en Mongolie a permis d'établir que l'animal avait des plumes qui, sur le plan moléculaire, étaient proches de celles des oiseaux actuels.
Un scepticisme tenace
Nos résultats ont soulevé beaucoup de scepticisme chez les paléontologues, car, après tout, ils sont extrêmement surprenants. Mais le scepticisme est chose normale en science, et je continue à trouver fascinants et prometteurs les travaux sur les tissus mous fossilisés. L'étude des molécules organiques provenant des dinosaures nous permettrait de mieux comprendre l'évolution et l'extinction de ces remarquables animaux,, ce que l'on ne pouvait imaginer il y a 20 ans.
Des découvertes extraordinaires exigent des preuves extraordinaires. Avant d'accepter un résultat, un chercheur prudent doit tout faire pour le réfuter. C'est pourquoi, au cours des 20 dernières années, j'ai effectué toutes les expériences imaginables pour essayer de montrer que nos trouvailles n'étaient pas des composants de tissus mous de dinosaures ou d'autres créatures éteintes.
Dans le cas des micro-structures rouges observées dans de l'os de Tyrannosaurus rex, j'ai d'abord pensé que si ces résidus étaient vraiment ceux d'un tissu vasculaire, ils ne pouvaient avoir subsisté, sous une forme sans doute très altérée, que si les os eux-mêmes étaient exceptionnellement bien conservés... Ce genre de tissu mou devait avoir disparu des squelettes mal préservés. MOR 555, notre spécimen de T. rex du Montana, est presque complet et ses os sont exceptionnellement bien conservés.
De fait, l'examen au microscope de lamelles d'os des membres a confirmé cette bonne conservation. La plupart des canaux des vaisseaux sanguins présents dans l'os dense sont vides; ils ne sont pas remplis de dépôts minéraux comme c'est généralement le cas dans les fossiles. Et nos micro-structures rouge rubis n'apparaissent que dans les vaisseaux, et jamais en dehors.
Ensuite, je me suis concentrée sur la composition chimique de ces petites structures rouges. Les analyses ont montré qu'elles sont riches en fer, comme il se doit pour des globules rouges, et que le fer caractérise ces structures, mais pas leurs voisines. Ainsi, la composition en éléments de ces petites choses rondes et rouges diffère de celle des os et des sédiments entourant le fossile.
Pour pousser plus loin mon enquête sur le lien entre les petites particules rondes et les globules rouges, j'ai tenté de trouver l'hème, la molécule riche en fer qui confère aux protéines de l'hémoglobine la capacité de transporter l'oxygène et qui donne au sang sa couleur écarlate.
Recherche d'anticorps
Pour ce faire, nous avons utilisé le fait que l'hème vibre et absorbe un rayonnement électromagnétique approprié suivant un motif caractéristique, et aussi qu'il absorbe la lumière de façon particulière parce que son centre est métallique. Ces tests ont montré que dans le matériau sont présents des composés ayant les mêmes signatures spectroscopiques et optiques que l'hème.
L'une des expériences les plus convaincantes que nous ayons menées tirait profit de la réponse immunitaire. Lorsqu'un organisme détecte des substances organiques étrangères, il produit des anticorps. En injectant des extraits d'os du tyrannosaure à des souris, nous avons déclenché la fabrication d'anticorps dirigés contre les composés organiques contenus dans les os. Et quand nous avons ensuite exposé ces anticorps à de l'hémoglobine de rat et de dinde, nous avons constaté qu'ils s'y liaient: on en déduit que les os de MOR 555 contiennent une substance très proche de l'hémoglobine des animaux d'aujourd'hui.
Aucun des nombreux tests chimiques et immunologiques effectués n'a contredit l'hypothèse que nos sphères étaient des globules rouges de T rex. Pour autant, nous n'avons pu montrer que la substance proche de l'hémoglobine trouvée dans l'os de notre tyrannosaure provenait bien des petites sphères, les techniques disponibles ne permettant pas de déterminer le lieu d'origine d'une substance. C'est pourquoi nous sommes restés très prudents en publiant nos conclusions en 1997; nous nous sommes contenté d'affirmer qu'une substance proche de l'hémoglobine semblait avoir été préservée malgré la fossilisation, et que son origine probable était à chercher au sein des cellules du dinosaure. Notre article n'a eu qu'un très faible écho.
Ces travaux sur l'os de tyrannosaure m'ont fait prendre conscience du potentiel scientifique des restes fossilisés de tissus organiques. Si l'on pouvait récupérer des protéines, nous pourrions remonter à la séquence des acides aminés qui les constituent, tout comme les généticiens séquencent les « lettres » qui forment l'ADN. À l'instar de celles d'ADN, les séquences des protéines contiennent des informations sur les relations de parenté entre espèces, sur l'évolution des espèces et sur la façon dont l'acquisition de nouvelles caractéristiques aurait conféré des avantages aux animaux concernés.
Mais avant d'explorer ces possibilités, il fallait établir que des protéines anciennes avaient persisté dans des fossiles autres que celui de l'exceptionnelle femelle de tyrannosaure que nous avions étudiée. Mark Marshall, Seth Pincus, John Watt et moi nous sommes alors concentrés sur deux fossiles bien conservés qui semblaient prometteurs.
Le premier de ces fossiles était Rahonavis, un bel oiseau primitif datant de la fin du Crétacé (il y a 80 à 70 millions d'années) exhumé à Madagascar. Lors de sa mise au jour, ses découvreurs avaient remarqué la présence, sur les os des doigts, d'un matériau fibreux et blanc. Aucun autre os sur le site ne portait de traces de cette substance, par ailleurs absente dans les sédiments de l'endroit. C'est pourquoi les paléontologues qui fouillaient se sont demandé si cette substance blanche pouvait être apparentée à l'enveloppe dure de kératine qui recouvre les os des doigts des oiseaux actuels et forme leurs griffes. Ils m'ont alors demandé de l'aide.
Kératine de griffes et de plumes
Les kératines pourraient être conservées très longtemps : elles sont abondantes chez les vertébrés et résistent bien à la dégradation. Elles se présentent sous deux formes principales : alpha et bêta. Tous les vertébrés ont de la kératine alpha qui, chez les humains, constitue les cheveux et les ongles et permet à la peau de résister à l'abrasion et à la déshydratation. Quant à la kératine bêta, elle est absente chez les mammifères et n'apparaît, dans les organismes actuels, que chez les oiseaux et les reptiles.
Pour tester la présence de kératine dans le matériau blanc découvert sur les os des doigts de Rahonavis, nous avons employé bon nombre des techniques utilisées pour étudier l'os de tyrannosaure. En particulier, les tests d'anticorps ont indiqué la présence de kératine alpha et de kératine bêta. D'autres analyses ont permis de révéler des acides aminés localisés sur la membrane qui recouvre l'os; on a aussi détecté de l'azote (un composant des acides aminés) qui était lié à d'autres composés, tout comme les protéines se lient les unes aux autres dans les tissus vivants, y compris dans la kératine. Tous nos tests confirmaient l'idée selon laquelle le mystérieux matériau blanc recouvrant les os des doigts de cet ancien oiseau incluait des fragments de kératine alpha et de kératine bêta et représentait en fait des restes de griffes.
Le second spécimen que nous avons étudié était un fossile spectaculaire de la fin du Crétacé, découvert en Mongolie par des chercheurs du Muséum américain d'histoire naturelle, à New York. Bien que ses découvreurs l'aient nommé Shuvuuia deserti, ou «oiseau du désert», il s'agissait en fait d'un petit dinosaure carnivore.
Alors qu'elle nettoyait ce fossile, Amy Davidson, du muséum, remarqua de petites fibres blanches sur la nuque de l'animal. Elle me demanda s'il pouvait s'agir de restes de plumes. Les oiseaux descendent de dinosaures, qui ont eu des plumes bien avant eux. L'idée que Shuvuuia possédait un revêtement duveteux était donc plausible. Cependant, je ne m'attendais pas à ce qu'une structure aussi fragile qu'une plume puisse avoir résisté si longtemps. Je me disais que les fibres blanches provenaient plutôt de plantes modernes ou de champignons; mais j'acceptai d'y regarder de plus près.
À ma grande surprise, les tests initiaux ont exclu les plantes et les champignons. En outre, des analyses ultérieures de la micro-structure de ces étranges brins blancs ont indiqué la présence de kératine. Les plumes « adultes » des oiseaux actuels sont constituées presque exclusivement de kératine bêta.
Si les petites fibres découvertes sur Shuvuuia étaient apparentées à des plumes, elles devaient donc renfermer uniquement de la kératine bêta, contrairement à l'enveloppe des griffes de Rahonavis, qui contenait à la fois de la kératine alpha et de la kératine bêta. De fait, c'est exactement ce que nous avons trouvé lorsque nous avons réalisé nos tests d'anticorps.
J'étais désormais convaincue que de petits restes de protéines anciennes pouvaient perdurer dans des fossiles extrêmement bien conservés et que nous avions les outils pour les identifier. Mais de nombreux chercheurs restaient sceptiques. Nos découvertes allaient à l'encontre de tout ce que l'on pensait savoir sur la décomposition des cellules et des molécules organiques.
Des études en laboratoire suggéraient que les protéines ne devaient pas résister plus d'un million d'années environ; l'ADN durait encore moins. Des chercheurs travaillant sur de l'ADN ancien avaient déjà annoncé qu'ils avaient découvert de l'ADN vieux de plusieurs millions d'années, mais les travaux ultérieurs n'ont pas confirmé ces résultats. Les seuls résultats bien admis pour des molécules très anciennes donnaient des âges ne dépassant pas quelques dizaines de milliers d'années.
Face au scepticisme que suscitaient mes travaux, un collègue me conseilla de prendre du recul et de démontrer l'efficacité de nos méthodes en identifiant des protéines dans des os très anciens, mais pas aussi vieux que notre os de dinosaure.
En collaboration avec le chimiste John Asara, de l'Université Harvard, j'obtins des protéines provenant de fossiles de mammouths dont l'âge était estimé entre 300000 et 600000 ans. Leur séquençage par spectroscopie de masse a révélé qu'il s'agissait de collagène, l'un des principaux composants des os, des tendons, de la peau et d'autres tissus. La publication de ces résultats, en 2002, passa assez inaperçue.
Une femelle qui était prête à pondre
L'année suivante, une équipe du Muséum des Rocheuses achevait d'exhumer le squelette du plus vieux tyrannosaure trouvé à ce jour : un animal mort il y a 68 millions d'années. M0R1125, tel est son nom, provient de la formation rocheuse du «ruisseau de l'enfer» (Hell Creek) dans l'Est du Montana.
Ce site est si isolé qu'il a fallu un hélicoptère pour transporter au camp de base les blocs de plâtre contenant les os mis au jour. Le bloc contenant les os des membres se révéla si lourd que l'hélicoptère ne pouvait le soulever... L'équipe dut alors le diviser en plusieurs blocs, ce qui produisit de nombreux fragments d'os, que l'on recueillit à mon attention. Comme mes premières études sur un tyrannosaure étaient mises en doute, j'étais impatiente de les répéter sur un second spécimen...
Dès que je retirai le premier fragment de la boîte, un fragment de fémur, je sus qu'il y avait quelque chose de particulier: la surface interne de ce fragment était bordée d'une fine couche de matière osseuse absente des précédents fossiles de dinosaures. Cette couche était très fibreuse, remplie de canaux de vaisseaux sanguins, et différait par sa couleur et sa texture de l'os cortical qui constitue la plus grande partie de la masse osseuse d'un squelette. « C'est une femelle, et elle porte un petit », m'exclamai-je devant mon assistante médusée, Jennifer Wittmeyer.
Connaissant bien la physiologie des oiseaux, j'étais presque sûre que cette structure caractéristique était de l'os médullaire, un tissu particulier qui n'apparaît que pendant une durée limitée (souvent deux semaines seulement), quand les oiseaux sont sur le point de pondre; son rôle est de fournir du calcium afin de renforcer la coquille des oeufs.
L'os médullaire se distingue des autres types d'os par l'orientation aléatoire de ses fibres de collagène, due à sa formation très rapide. Cette croissance anarchique rapide se produit aussi pendant la cicatrisation d'une fracture, ce qui explique les excroissances alors constatées à l'emplacement de la fracture. Afin de révéler l'arrangement des fibres de collagène, il est possible de déminéraliser les os d'un oiseau actuel ou de tout autre animal en utilisant des acides faibles. C'est ce que nous avons tenté : s'il s'agissait bien d'os médullaire contenant du collagène, l'élimination des minéraux révélerait l'orientation aléatoire des fibres. Or c'est bien un amas de tissu flexible et fibreux que nous avons observé une fois la déminéralisation effectuée. Nous avons répété la même expérience à de multiples reprises, avec le même résultat à chaque fois. Tout se passait exactement comme lorsque l'os médullaire d'oiseaux actuels est traité de la même façon...
Qui plus est, lorsque nous avons ensuite dissous des morceaux de l'os plus dense et plus fréquent qu'est l'os cortical, nous avons obtenu d'autres tissus mous. Des tubes creux, transparents, flexibles et ramifiés apparaissaient dans la matrice en dissolution - et ils ressemblaient tout à fait à des vaisseaux sanguins. Suspendus à l'intérieur de ces vaisseaux se trouvaient soit de petites structures rouges et rondes, soit des amas amorphes de matière rouge. D'autres expériences de déminéralisation ont révélé des ostéocytes, les cellules osseuses qui sécrètent le collagène et d'autres composés constituant la partie organique de l'os. Le dinosaure tout entier semblait contenir du matériel préservé qui n'avait jamais été trouvé auparavant dans un fossile de dinosaure !
Lorsqu'en 2005, nous avons publié nos observations de ce qui semblait être du collagène, des vaisseaux sanguins et des cellules osseuses, l'article retint l'attention de la communauté scientifique, mais sans la faire sortir de son attitude attentiste.
Il faut dire que nous nous limitions à annoncer une ressemblance entre les matériaux découverts et des composants modernes, mais nous n'affirmions pas qu'il s'agissait des mêmes substances. Après des millions d'années passées dans des sédiments et des conditions géochimiques fluctuantes, ce qui avait été conservé dans les fossiles pouvait n'avoir plus beaucoup de rapport avec les substances présentes du vivant des animaux. Le seul moyen de prouver de façon ferme et définitive la nature de ces matériaux consistait à établir avec précision leur composition.
De protéines de tyrannosaure
En utilisant toutes les techniques améliorées avec les fossiles précédents, j'analysai le nouvel os de tyrannosaure. Avec l'aide de J. Asara, qui avait amélioré les méthodes de purification et de séquençage mises en ouvre dans notre étude des os de mammouth, nous voulions séquencer des protéines de dinosaure, beaucoup plus anciennes.
L'exercice était bien plus difficile, la concentration de matériaux organiques dans les restes de dinosaure étant inférieure de plusieurs ordres de grandeur à la concentration dans ceux de mammouth et les protéines étant très dégradées. Mais nous avons finalement réussi à les séquencer.
Notre collègue Chris Organ, de l'Université Harvard, a alors comparé nos séquences de tyrannosaure à celles d'une multitude d'autres organismes, et il est apparu que nos séquences pouvaient être groupées avec celles des oiseaux et, dans une moindre mesure, avec celles des crocodiliens. Or ces deux groupes actuels sont les plus proches parents des dinosaures.
Les articles détaillant nos travaux de séquençage, publiés en 2007 et 2008, entraînèrent controverse sur controverse. La plupart des critiques portaient sur notre interprétation des données de séquençage par spectrométrie de masse. Certains contradicteurs alléguaient que nous n'avions pas déterminé assez de séquences pour prouver notre hypothèse; d'autres que les structures que nous avions interprétées comme des tissus mous primitifs étaient en fait des biofilms - des dépôts créés par les micro-organismes ayant envahi l'os fossilisé; et ainsi de suite.
Il est clair que les chercheurs sont payés pour être sceptiques et doivent examiner avec rigueur les affirmations remarquables. Mais ils doivent aussi appliquer le principe d'économie, c'est-à-dire préférer l'explication la plus simple compatible avec toutes les données fournies. Or nous fournissions de multiples faisceaux d'indices allant tous dans le sens de notre hypothèse...
Encore un bon fossile
Je savais qu'une seule et unique découverte surprenante n'a pas de signification scientifique à long terme. Il nous fallait séquencer les protéines provenant d'autres dinosaures. Un bénévole qui nous accompagnait lors d'une expédition d'été découvrit un spécimen de dinosaure à bec de canard (Brachylophosaurus canadensis), un herbivore d'il y a quelque 80 millions d'années. Nous avons fait tout notre possible pour le libérer rapidement de sa gangue de grès tout en minimisant son exposition à l'air libre. Les polluants atmosphériques, les fluctuations de l'humidité et autres influences externes sont très nocifs pour des molécules fragiles, et plus l'os est exposé, plus il y a contamination et dégradation.
C'est peut-être grâce à ces précautions et à la rapidité des analyses que la chimie et la morphologie de ce second dinosaure se sont révélées moins altérées que celles de MOR1125. Comme nous l'avions espéré, nous avons trouvé dans l'os de cet animal des cellules incluses dans une matrice de fibres blanches de collagène. Ces cellules présentaient les longues extensions fines et ramifiées caractéristiques des ostéocytes, que nous pouvions suivre du corps cellulaire jusqu'à l'endroit où elles se lient à d'autres cellules. Quelques-unes d'entre elles semblaient contenir des structures internes, des noyaux cellulaires peut-être.
En outre, les extraits de l'os du dinosaure à bec de canard réagissaient avec les anticorps qui ciblent le collagène et d'autres protéines que les bactéries ne fabriquent pas; cette constatation infirmait la thèse suivant laquelle la couche blanche ne serait qu'un biofilm. Par ailleurs, tout comme celles de MOR1125, les séquences de protéines obtenues ressemblaient étroitement à celles d'oiseaux actuels. Nous avons aussi envoyé des échantillons de cet os de dinosaure à plusieurs laboratoires pour qu'ils procèdent à des analyses indépendantes. Toutes ont confirmé nos résultats. Après la publication de ces découvertes dans la revue Science, en 2009, je n'ai plus entendu de contestations.
Toutefois, il reste beaucoup à comprendre sur les tissus mous anciens. Pourquoi ont-ils subsisté alors que, selon tous les modèles, ils devraient être dégradés ? Qu'ignorons-nous sur les processus de fossilisation? Que nous apprennent ces fragments résiduels de molécules sur les animaux? Les travaux de séquençage suggèrent qu'après constitution de bibliothèques de séquences anciennes et modernes, nous pourrons en déduire des informations sur les liens de parenté entre espèces éteintes. Avec le développement de ces bases de données, nous pourrons comparer des séquences pour étudier l'évolution moléculaire d'une lignée et mesurer la vitesse de cette évolution. Autant de contributions possibles à la résolution des énigmes posées par les dinosaures, à commencer par celle de leur disparition...
L'AUTEUR
Mary SCHWEITZER est maître de conférences au Département des sciences marines, terrestres et atmosphériques de l'Université de Caroline du Nord, aux États-Unis, et conservatrice adjointe du Muséum d'histoire naturelle de l'État de Caroline du Nord.
BIBLIOGRAPHIE
M. H. Schweitzer et al., Biomolecular characterization and protein sequences of the Campanian hadrosaur B. canadensis, Science, vol. 324, pp. 626-631, 2009.
Th. Kaye et al., Dinosaurian soft tissues interpreted as bacterial biofilms, PLoS One, vol. 3, n° 2008.
J. Asa ra et al., Protein sequences from Mastodon and Tyrannosaurus rex revealed by mass spectrometry, Science, vol. 316, pp. 280-285, 200C
M. H. Schweitzer et al., Beta-keratin specific immunological reactivity in feather-like structures of the Cretaceous Alvarezsaurid, Shuvuuia deserti, Joumal of Experimental Zoology" vol. 285, pp. 146-157, 1999.
M. H. Schweitzer et aL, Preservation of biomolecules in cancellous bone of Tyrannosaurus rex, Journal of Vertebrate Paleontology, vol. 17, n° 2, pp. 349-359, 1997.
LA FOSSILISATION
La fossilisation d'un animal commence par une dégradation de la peau, des muscles, des intestins et des tendons, qui détachent des os. Les cellules, les protéines et les vaisseaux sanguins constituant l'os se dégradent aussi. Puis des minéraux du sol s'infiltrent dans les espaces libérés et finissent par former un composite solide avec les minéraux de l'os originel. Toutefois, cette conception classique de la fossilisation doit être nuancée depuis que des cellules, des protéines et des tissus mous ont été découverts dans les os de certains fossiles de dinosaures. Pour le moment, les chercheurs ne comprennent pas précisément comment des molécules organiques peuvent se conserver pendant des millions d'années, mais ils ont identifié plusieurs facteurs qui favorisent la préservation et la découverte de tels restes.
Mort
L'animal meurt à l'abri des charognards et autres animaux nécrophages.
Ensevelissement
Les sédiments recouvrent la carcasse avant que des animaux ou l'érosion ne la détruisent ; de telles circonstances se produisent par exemple quand les eaux chargées en sédiments d'une rivière en crue recouvrent une plaine. Le sable charrié, en particulier, semble empêcher la disparition complète des chairs d'une carcasse, peut-être parce que sa porosité favorise l'évacuation des fluides corrosifs issus de la décomposition des tissus organiques.
Enfouissement profond
Les sédiments qui s'accumulent pendant des millions d'années enfouissent la carcasse en profondeur, et des minéraux dissous dans l'eau du sol s'infiltrent dans les os. Un enfouissement particulièrement profond peut favoriser la conservation des tissus mous en les protégeant de l'oxydation, des variations thermiques et de l'acidité du sol, ainsi que des ultraviolets, qui sont autant de facteurs actifs en surface. La carcasse finit par se retrouver en équilibre thermique et chimique avec le sol.
Mise au jour
Les mouvements tectoniques soulèvent les couches sédimentaires contenant les fossiles, puis l'érosion expose ces derniers et les met à portée des chasseurs de fossiles. Afin de protéger d'éventuelles molécules organiques résiduelles, il importe alors de minimiser l'exposition du fossile à l'air libre, puis d'analyser aussi vite que possible les matériaux, éventuellement organiques, encore présents sur les os.
LA « DISSECTION » D'UN DINOSAURE À BEC DE CANARD
En 2007, des chercheurs découvrent un fémur bien conservé de dinosaure à tête de canard (Brachylophosaurus canadensis) dans l'Est du Montana, aux États-Unis. Son étude au microscope révèle que ce fémur contient des structures ressemblant à des ostéocytes (cellules osseuses) ; ces structures étaient incluses dans une matrice de matériau blanc et fibreux, qui ressemble à du collagène (voir la micrographie). Des analyses ultérieures ont confirmé la présence de tissus mous et réfuté l'hypothèse que ces structures pourraient être dues à des bactéries. En particulier, des extraits de cet os de dinosaure réagissent avec les anticorps qui ciblent le collagène ainsi que d'autres protéines non fabriquées par les bactéries. Comme on pouvait s'y attendre si le fémur de dinosaure à bec de canard contenait effectivement des protéines de dinosaure, la spectrométrie de masse a révélé des séquences d'acides aminés très proches de celles des protéines d'oiseaux modernes, lesquels sont des descendants des dinosaures, et différentes de celles provenant de bactéries.
Brachylophosaurus canadensis
Les structures ramifiées rougeâtres sont des ostéocytes de Brachylophosaurus. La matrice fibreuse blanche est du collagène.
RESTES ORGANIQUES ANCIENS
Les chercheurs ont retrouvé des tissus mous dans nombre de fossiles vieux de plusieurs dizaines de millions d'années.
L'os d'un doigt de Rahonavis ostromi, oiseau qui vécut il y a environ 70 à 80 millions d'années à Madagascar, est recouvert par de la substance blanche. Cette dernière semble être le résidu d'une enveloppe protéique qui recouvrait les griffes de cet animal.
Ce filament creux (ou centre) a l'apparence d'une fibre de plume ; il appartenait à Shuvuuia deserti, un petit dinosaure carnivore qui peuplait la Mongolie, il y a 7O millions à 83 millions d'années.
De l'os médullaire a été trouvé dans un os vieux de 68 millions d'années provenant d'un tyrannosaure exhumé dans le Montana. Ce type de tissu est formé pendant une durée limitée par les femelles d'oiseaux sur le point de pondre.
Des vaisseaux sanguins, ou du moins des structures qui leur ressemblent fortement, sont apparus après dissolution des minéraux d'un morceau d'os cortical (de l'os compact) appartenant à l'un des tyrannosaures du Montana.
MOR555 est un spécimen de tyrannosaure très bien conservé dont les os ont révélé, pour la première fois, de la matière organique préservée (il s'agit ci-dessus d'une réplique).
Les globules rouges de MOR555. Ces petites sphères rouges, situées dans ce qui ressemble à un vaisseau capillaire, sont visibles au microscope dans une coupe mince d'os d'un Tyrannosaurus rex du Montana.
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